"Anima" de Wajdi Mouawad

 Éditions Babel - 2015 - 504 pages

 Édition originale : Actes Sud - 2014

 L'auteur:

 Wajdi Mouawad est un auteur, acteur, metteur en scène, cinéaste né en 1968 au Liban. Il quitte son pays natal à 10 ans à cause de la guerre et suit sa famille à Paris puis à Montréal, au Québec en 1983.

 Il a reçu de nombreux prix pour son œuvre littéraire comme théâtrale. Certains de ses livres ont été adaptés pour le cinéma. Il est un fervent défenseur de la Création littéraire et musicale.

 Il a assumé le poste de directeur de théâtre aussi bien à Montréal qu'en France où il vit désormais.

 4° de couverture :

 Lorsqu'il découvre le meurtre de sa femme, Walhhch Debch est tétanisé : il doit à tout prix savoir qui a fait ça, et qui donc si ce n'est lui ? Éperonné par sa douleur, il se lance dans une irrémissible chasse à l'homme en suivant l'odeur sacrée, millénaire et animale du sang versé. Seul et abandonné par l'espérance, il s'embarque dans une furieuse odyssée à travers l'Amérique, territoire de toutes les violences et de toutes les beautés. Les mémoires infernales qui sommeillent en lui, ensevelies dans les replis de son enfance, se réveillent du nord au sud, au contact de l'humanité des uns et de la bestialité des autres. Pour lever le voile sur le mensonge de ses origines, Walhhch devra-t-il lâcher le chien de sa colère et de faire le sacrifice de son âme ?

 Mon avis :

Il y a longtemps que ce roman dormait au fond de ma bibliothèque. Je l'avais acheté comme souvent, attirée par le mystère de la couverture, un visage de femme imprécis, dominé par la silhouette de la tête d'un canidé indéfinissable érigée en protecteur ou en prédateur. La réponse devait être à l'intérieur. Je me souvenais vaguement de la 4° de couverture, un homme fou de douleur partant sur les traces de l'assassin de sa femme dont il avait retrouvé le corps exsangue, ayant subi des sévices inimaginables. Si quelques fois, les résumés des éditeurs révèlent un peu trop l'intrigue proposée, ici le secret est bien gardé et je vais tâcher de faire de même tout en parlant de ce bouquin.

Tout d'abord, les âmes sensibles doivent s'abstenir de pénétrer dans cet univers d'une férocité et d'une bestialité sans pareil. Elles n'y trouveraient que le dégoût et l'horreur. Pour les plus téméraires ou les plus curieux, pour peu qu'ils aiment sortir de la "normalité", ce roman leur ouvre ses pages et quelles pages !

Quatre chapitres organisent l'histoire. Tous présentés par des locutions latines : Bestiæ veræ (animaux mythiques), Bestiæ fabulosæ (animaux fabuleux), Canis lupus lupus (loup), Homo sapiens sapiens (homme). Cette particularité annonce au lecteur son entrée dans un autre monde. En effet, le meurtre monstrueusement bestial à l'origine de ce singulier road trip au travers des territoires canadiens et américains, devient de plus en plus sombre, allant jusqu'aux portes de l'enfer. 

Les rencontres vont se succéder apportant leur lot de surprises, parfois horribles et sanglantes, parfois offrant un peu d'humanité, mais si peu. Les narrateurs sont multiples. Ce sont les animaux, des plus forts aux plus minuscules, que Walhhch, le personnage principal, va croiser et auxquels il accordera son attention ou pas. C'est un bestiaire varié qui, s'exprimant à la première personne, permet une distanciation protectrice du lecteur lui permettant de supporter l'insupportable. Il est indispensable d'être attentif, le titre du paragraphe étant le nom scientifique latin de l'animal prenant la parole sans aucune traduction. Il n'est pas utile d'avoir pratiqué le latin ou la zoologie, le texte donne les éléments nécessaires pour savoir quelle bête prend la parole pour narrer ce qu'elle a ressenti et entendu.

Au début, je reconnais que ce style m'a désarçonnée, puis j'ai laissé mon esprit pénétrer celui du chat, du chien, de la moufette, de la libellule, du cheval, de la fourmi, du moineau et de bien d'autres. Mes yeux ont regardé les humains au travers les leurs. Mes sens ont ressenti les vibrations que dégagent les bipèdes selon leurs humeurs, la peur, la rage, l'angoisse, la colère, le désespoir... Sans grande surprise, ce que j'ai vu et ce que j'ai éprouvé m'a mise très mal à l'aise me laissant dubitative, s'il est besoin, sur le fait que l'Homme soit au sommet de l'évolution !!! Si belle soit elle, la nature a ses lois, dures et impitoyables. Un animal tue, mais toujours pour de bonnes raisons, pour se nourrir, pour se défendre ou pour protéger sa progéniture. Qu'en est-il de l'Homme ? La réponse est évoquée par un des contacts de Walhhch : "Il n'y a rien de plus grisant que de se sentir dangereux et puissant à la fois. Savoir que l'on peut tuer celui qui est en face de nous, savoir cela, savoir que ça ne dépend que de notre volonté si l'autre garde sa vie enfermée en lui ou non, ce savoir-là, cette conscience, c'est la plus puissante drogue que l'humanité ait jamais inventée."

Ce dialogue sensitif, avec les créatures peuplant villes, campagnes et forêts pendant les deux premiers chapitres, va devenir exclusif. Un loup a observé le voyageur, il l'a sauvé puis l'a suivi. Une belle image que l'homme adopté par l'animal dit sauvage et non l'inverse, leur relation étant basée sur la confiance et le respect mutuel, sans aucun asservissement.

Certains ont classé ce roman dans le genre polar. Je ne suis pas de cet avis. Certes, c'est un récit noir avec un meurtre horrible et une chasse à l'homme, mais c'est surtout et d'abord une recherche d'identité, de légitimité et pas seulement. Beaucoup de thèmes sont abordés avec violence et clarté, la folie destructrice, la condition animale, l'intégration, la condition des amérindiens aux États-Unis comme au Canada, le massacre de Sabra et Chatila... Peut-on se racheter une conscience après avoir fait subir les pires tortures à ses semblables dictées par une différence de couleur de peau, de religion, d'ethnie ?

Il est difficile de parler d'un livre aussi atypique et envoûtant. Par moments, il m'était impossible de le lâcher, à d'autres, la crainte de ce que j'allais découvrir m'empêchait de le reprendre par simple réflexe. L'originalité dont il fait preuve est, à elle seule, une prouesse que je ne suis pas prête d'oublier. Ce roman est d'une puissance inouïe et indélébile, à ne pas mettre entre toutes les mains. 

Oscillant entre dégoût et désespérance, j'ai été bouleversée comme jamais encore, je ne l'avais été, si bien que je ne sais toujours pas si c'est un coup de cœur ou une blessure à l'âme. Le temps m'apportera peut-être la réponse, mais est-ce vraiment important ? Les rencontres littéraires comme celle-ci sont précieuses parce que si rares !

 Quelques extraits et citations :

"Il y a des êtres qui nous touchent plus que d'autres, sans doute parce que, sans que nous le sachions nous-mêmes, ils portent en eux une partie de ce qui nous manque."

"Insecte, oiseau, chien et humain ont par moments plus à voir l'un avec l'autre que chacun avec ses propres semblables."

"Les vibrations du chagrin ne sont le propre de personne et chaque animal possède son chant de douleur."

"Tu veux savoir ce que c'est l'"intégration canadienne" ? C'est la honte. Convaincre l'Indien qu'avant il était rien qu'un petit Sauvage qui parlait rien qu'une langue de Sauvage et que là il est devenu un petit Blanc qui parle une langue civilisée. C'est un exil."

"L'humain est un corridor étroit, il faut s'y engager pour espérer le rencontrer."

"Les humains sont seuls. Malgré la pluie, malgré les animaux, malgré les fleuves et les arbres et le ciel et malgré le feu. Les humains restent au seuil. Ils ont reçu la pure verticalité en présent, et pourtant ils vont, leur existence durant, courbés sous un invisible poids."